Rap et urbex: rencontre entre deux subcultures urbaines

Le rap : un sport d’esclave qui porte l’espoir
D’une jeunesse oubliée, on fait du street art sur les bancs de l’Histoire
Nos barres d’immeubles font partie des meubles

Médine, Prose Élite (2017)

Voici un simple extrait de chanson où coexistent les termes « rap », « sport », « street art », « barres d’immeubles » (mais aussi l’opposition « esclave »/ »Histoire »), et qui traduit une certaine forme de culture urbaine à rebours des principes esthétiques dominants. Pourtant, c’est par ces paroles et dans ces lieux qu’il s’agit de « porter l’espoir » d’une « jeunesse oubliée ». « On peut parler de culture urbaine dès lors qu’un ensemble d’individus s’est créé un “monde commun” à partir d’un langage, d’un style vestimentaire, de pratiques propres à l’environnement urbain dans lequel ils s’inscrivent », écrit Laurence Renard dans un article publié sur La Fabrique du Lieu. Je simplifie car je ne suis pas spécialiste mais il me semble que le hip-hop constitue l’un de ces modes d’appropriation d’espaces urbains, et en particulier d’espaces urbains délaissés, tout comme le graffiti, ou encore certaines formes de sport (danse, etc.). Les clips de rap, en particulier lorsqu’il s’agit d’artistes indépendants, expriment une autre compréhension des territoires des villes, notamment en revisitant la notion de « ghetto », mais aussi en montrant d’autres images de ces « quartiers » ainsi que des espaces interstitiels où ils se mettent en scène pour rapper: terrains vagues, parkings, ponts autoroutiers…

Pont en construction, Extrait de Basique, Orelsan (2017)

C’est notamment ce que fait Fianso dans des projets comme #jesuispasséchezso où il a tourné une série de clips dans les cités les plus « emblématiques » de France sans préparation, filmant les réactions que sa présence presque spontanée suscitait, pour le meilleur et pour le pire de la critique. Plus récemment, il s’est fait remarquer pour le clip de sa chanson Toka, ayant bloqué une autoroute.

Sofiane sur l’autoroute A3, extrait de Toka (2017)

Si certains admirent son audace et son originalité, la justice, elle, l’a parfois moins bien pris. Par ailleurs, dans un article paru sur Pop-up urbain en mars 2017, Margot Baldassi et Louis Moulin expliquent très bien comment un collectif de rappeurs réuni par Médine s’est approprié les espaces entre Paris et la banlieue en réutilisant l’expression « Grand Paris » pour mieux « renverser » la relation: « la banlieue influence Paname, Paname influence le monde ».

Parking de Noisy-Le-Grand, Extrait de Grand Paris (2017)

Là encore, les prises de vue mettaient à l’honneur des formes architecturales « étranges », revendiquant auprès du grand public un attachement à ce type de paysages urbains dont les rappeurs sont issus et avec lesquels leur créativité s’exprime.

Petit tour de France des lieux abandonnés dans les clips de rap

Si le hip hop se marie souvent avec d’autres cultures urbaines comme le street art, ce petit texte vise ici à mettre en lumière les connexions entre deux subcultures moins systématiquement regardées ensemble: le rap et l’urbex, et la production d’un discours critique sur l’urbanité, invitant à interpréter autrement l’esthétique des espaces en déclin, revalorisant les « non-lieux ». Plusieurs clips musicaux seront analysés ci-dessous.

« De qui la rue parle quand tu parles du Havre ? » Médine, Venom (2018)

On commence avec la Seine Maritime, et plus précisément avec un rappeur du Havre, Médine (bon, je l’avoue ici, c’est mon rappeur préféré donc c’est normal). Son nouveau titre, Venom, premier extrait de son nouvel album Storyteller, comporte un ensemble de séquences visuelles superbes aux superpositions très bien menées (Médine étant « en adhérence » sur des façades à l’instar d’une araignée), toutes réalisées dans la ville d’origine du rappeur et de son équipe. Si vous ne le saviez pas déjà, sachez en effet que l’identité du Havre se structure autour de deux éléments particuliers: ville portuaire et « capitale du béton », reconstruite dans sa quasi totalité au sortir de la Seconde Guerre Mondiale (voir par exemple cet article de recherche). La première image du clip est particulièrement frappante en écho à cette double identité maritime et minérale:

Panneau en béton, Le Havre, Extrait du clip de Venom (2018)

Les visions urbaines du Havre dans ce clip sont à l’initiative du vidéaste VanPeebs, le frère de Médine, qui a très gentiment accepté de répondre à mes questions:

Nous sommes natifs du Havre, notre bonne vieille ville que l’on aime tant ! En effet ces lieux sont choisis avant tout parce qu’ils sont chez nous, on a voulu rendre un peu plus hype Le Havre en tournant des images ici et là ! On a tout ce qu’il faut ici comme spots à exploiter, c’est vraiment très riche pour le visuel… Tout ce qu’on peut faire chez nous on le fait ici pour revendiquer nos origines. Les lieux comme « LE HAVRE » écrit en béton sont vraiment incroyables et gigantesques, on y a déjà tourné des images dans le passé, on l’a juste fait avec des moyens techniques améliorés cette fois et ça a payé !

Interview par écrit, VanPeebs, mercredi 28 février 2018

V comme Vénom et comme Le HaVre, clip de Venom (2018)

Le focus sur le V de la structure en béton estampillée du nom « Le Havre » permet à Médine de combiner la référence à sa ville et le titre de sa chanson. Ce plan se combine de manière très convaincante avec une autre structure étrange de la ville (elle-même commençant par un V, d’ailleurs!), le « Volcan », conçu par l’architecte Oscar Niemeyer, lieu de production artistique emblématique du Havre datant de 1982 et inscrit au patrimoine de l’UNESCO.

Adossé au Volcan, Extrait de Venom (2018)
Le Volcan du Havre, Extrait de Venom (2018)

Mais surtout, une troisième série de plans se focalise sur un bâtiment assez insolite et réellement très intéressant pour l’urbexeuse que je suis: une façade de type art déco, aux vitres cassées, à la peinture délavée, et aux murs écorchés, tagués, il était très clair qu’il s’agissait d’un bâtiment abandonné suggérant néanmoins que le lieu avait connu un certain prestige, une grandeur passée. La matérialité assez unique du bâtiment, entre délicatesse et décrépitude, a justement inspiré le réalisateur:

Pour le « NORMANDY » la façade de ce bâtiment est vraiment incroyable, elle dégage quelque chose de par la texture des murs, c’est vraiment lié à l’art ! On a l’impression que théâtre est encore en vie depuis toutes ces années, Je me suis toujours dit que je devais filmer devant et on l’a fait ! L’intérieur doit être encore plus dingue, j’aimerais bien pouvoir y pénétrer pour faire quelques plans…

Interview par écrit, VanPeebs, mercredi 28 février 2018

Façade du NORMANDY, Extrait de Venom (2018)

Il s’agit en effet d’un monument du patrimoine architectural local précédant l’ère « du béton ». D’après mes recherches en ligne, le Normandy, qui date de 1933, a d’abord été un cinéma, conçu par Henri Daigue, un architecte havrais. Le nom anglicisé traduit bien l’esprit des années folles et l’ouverture vers l’international du port du Havre. Le cinéma est par la suite devenu un théâtre. Mais le bâtiment a fermé au début des années 1990 pour des raisons de sécurité. Depuis, la structure se dégrade, bien que classée comme patrimoine protégé. Selon un article de la presse locale, les habitants souhaitent pourtant que des projets de restauration soient entrepris. Un récent article de presse précise que le propriétaire promet régulièrement des travaux de réhabilitation mais sans suite. En attendant, le clip de Médine accorde une place de choix à cette façade qui, malgré les effets du temps, garde un cachet unique. Un joli jeu de mots avec l’inscription « NORMANDY » du théâtre apparaît dans cette punchline:

On vient du trou normand on s’est fait tout seul

Médine, Venom, 2018

Pour conclure, le résultat combinant lieux abandonnés et hip-hop est plus que réussi: le rappeur et son vidéaste se revendiquent d’un espace local, le Havre, la Normandie. Cet attachement aux lieux et à l’architecture locale se manifeste à travers la richesse des esthétiques alternatives se saisissant du béton et d’autres textures dégradées pour mieux les valoriser, tout comme le hip-hop est lui-même une forme littéraire-musicale alternative à la culture dominante selon Bourdieu, revisitant à la fois la chanson et la poésie. En ce sens, j’apprécie et j’admire les idées de génie de VanPeebs pour cette très belle réalisation audio-visuelle qui invite à regarder et pratiquer différemment les espaces périphériques et le patrimoine délaissé tout en hochant la tête au rythme du flow de Médine (toujours excellent!). Je salue pour finir son intuition en matière d’urbex et continuerai de suivre avec grand intérêt ses futurs plans séquences!

D’autres clips s’ajouteront à celui-ci très bientôt!

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